Accusés d’être maudits, des milliers de très jeunes enfants sont rejetés par leur famille et mis à la rue, essentiellement dans les quartiers les plus défavorisés des villes. Pour le sociologue Casimir Mpetshi Etshindo, la société est un peu plus lucide, mais ce phénomène fait encore des ravages.
En Afrique centrale, le phénomène des enfants-sorciers a fait couler beaucoup d’encre. En particulier en RD Congo, où des milliers d’enfants sont rejetés par leurs parents et par la société. Accusés d’être maudits, ils sont qualifiés de « sorciers » et tenus pour responsables des maux dont souffrent leurs proches et leur communauté. Casimir Mpetshi Etshindo, sociologue et chercheur à l’université de Kinshasa (Unikin), spécialiste de la question, a publié plusieurs articles sur ce fléau qui semble enfin s’affaiblir, sans pour autant disparaître.
Casimir Mpetshi Etshindo : Il n’a pas disparu, même s’il s’inscrit quelque peu en recul par rapport à il y a une quinzaine d’années. Ces timides avancées sont en grande partie imputables à une certaine prise de conscience des fidèles des églises dites de réveil [pentecôtistes], où des enfants étaient déclarés sorciers avec une facilité et une légèreté déconcertantes. Les pasteurs et autres « hommes de Dieu », comme on les appelle, qui faisaient ces prétendues révélations étaient-ils inspirés par l’Esprit saint ? Les fidèles portent désormais un regard un peu plus lucide sur la question.
En outre, la loi sur la protection de l’enfant adoptée par le Parlement en 2009 a, dans une certaine mesure, contribué à endiguer le phénomène. Elle dit que, dans ce pays, aucun enfant ne peut être taxé de sorcellerie. Le texte est bon dans sa philosophie, bien que certaines de ses mesures ne soient pas vraiment mises en application.
Vous parlez d’une prise de conscience dans les églises de réveil… Observe-t-on la même chose au sein de la société ?
La société ne semble pas encore avoir intégré le danger que représente ce phénomène. Les enfants d’aujourd’hui prendront des responsabilités demain, c’est sur leurs épaules que l’avenir du pays repose. S’ils sont exclus de la société, marginalisés, discriminés, quels résultats obtiendrons-nous ?
La société en arrive à accepter et à perpétuer un certain nombre de fausses croyances qui peuvent conduire à sa fragilisation, voire à sa destruction. D’immenses défis restent à relever. Certaines constructions sociales doivent être déconstruites pour que nous allions de l’avant. Nous avons fait du chemin sur le terrain de la lutte contre le phénomène des enfants-sorciers, mais beaucoup reste à faire pour l’éradiquer.
Je suis né au village et j’y ai grandi. La sorcellerie existe : ce phénomène social représente l’une des caractéristiques de nos sociétés traditionnelles. Et bien qu’elle me semble en perte de vitesse, même au village, elle répond à certains besoins. Dans le Sankuru, ma province natale, existe ce que l’on appelle communément mpilo. Une personne détentrice d’un pouvoir ancestral peut se transformer temporairement en je ne sais quel objet, en affirmant qu’il s’agit d’un pouvoir de protection – c’est donc en quelque sorte une sorcellerie positive. Ce pouvoir peut, par exemple, protéger de jeunes soldats qui, grâce à lui, sortiront indemnes des embuscades tendues par les forces ennemies. Mais cette sorcellerie, qui concerne des adultes initiés, n’est pas comparable à ce qu’il se passe avec les enfants-sorciers.
Il paraît difficile de bousculer les croyances si une bonne partie de la population croit à la sorcellerie…
Il est possible de bousculer certaines croyances solidement ancrées qui ne contribuent pas à l’épanouissement des enfants et de la société. Nous pouvons, sur le long terme, changer certains comportements et certaines mentalités. Il faudrait des campagnes de sensibilisation pour y arriver.
Existe-t-il un profil type de l’enfant-sorcier ?
Le phénomène concerne les filles comme les garçons. Leur âge varie généralement entre 5 ans et 10 ans. La majorité de ces enfants est issue de quartiers populaires et défavorisés de Kinshasa. Dans nos enquêtes, nous ne sommes pas encore tombés sur des enfants-sorciers issus de quartiers aisés.
Ceux qui n’ont pas la chance d’être récupérés par des structures de prise en charge grandissent dans la rue. Ils peuvent se transformer en délinquants, généralement appelés kulunas. S’il n’existe pas de chiffres officiels, je pourrais toutefois avancer, sur la base de nos enquêtes, le chiffre de « quelques milliers » d’enfants-sorciers à Kinshasa – tous les enfants de la rue ne sont pas nécessairement des enfants-sorciers.
Quelle est l’ampleur de ce phénomène en milieu rural ?
Il est plus prononcé en milieu urbain, particulièrement dans la ville de Kinshasa. Le problème n’existe quasiment pas en milieu rural, où les enfants sont mieux encadrés. Malgré les éventuelles difficultés qu’ils y rencontrent, les parents fournissent des efforts pour la scolarisation et l’encadrement de leurs enfants. La solidarité y est plus forte au sein de la communauté et certaines de nos valeurs traditionnelles sont bien préservées. L’enfant est considéré comme l’avenir de la société, celui qui apportera un plus à sa famille et à la communauté.
Qu’apportent les structures de prise en charge des enfants-sorciers ?
Elles encadrent ces jeunes : ils y apprennent un métier et s’y épanouissent avant leur réinsertion dans la société. Les bonnes volontés ne manquent pas, et certaines personnes tentent de redonner le sourire à ces enfants dits « sorciers ». Tout n’est pas négatif, de nombreuses histoires positives peuvent être racontées sur eux.
J’en connais par exemple un qui est devenu prêtre. Rejeté par ses parents, il a été récupéré par des religieuses, est ensuite allé au petit séminaire, puis au grand séminaire, avant d’être ordonné prêtre, nanti d’un diplôme en droit canonique. Et les gens se demandent où est passée entre-temps sa soi-disant sorcellerie… Les enfants sont des victimes. La société gagnerait à porter un autre regard sur eux, au lieu de les stigmatiser.
Quelles mesures permettraient d’éradiquer définitivement ce fléau ?
C’est la pauvreté qui est à la base de ce phénomène. La mère de toutes les mesures serait le rétablissement de la protection sociale : il s’agirait, pour le gouvernement, d’aider les familles et les parents qui ne parviennent pas à trouver du travail et sont en proie à de grosses difficultés financières au quotidien.
De son côté, le ministère des Affaires sociales doit se doter de structures chargées d’identifier les familles les plus vulnérables. Cela permettra au gouvernement de mieux identifier et cibler les bénéficiaires prioritaires, car c’est sur ce point que l’État pèche, même s’il attribue des aides.
Par ailleurs, l’État doit mettre en place des structures chargées de la sensibilisation. Les Congolais doivent ainsi s’imprégner de la loi sur la protection de l’enfant pour mieux connaître la responsabilité de la société dans l’encadrement des enfants. Ces derniers, de leur côté, doivent mieux connaître leurs droits. Et les églises de réveil, qui se comptent désormais par milliers dans ce pays, doivent être dirigées par des personnes formées et possédant au moins un diplôme en théologie. Enfin, divers spécialistes, notamment des sociologues qui suivent de près cette problématique, doivent être mis à contribution.
Source: Jeune Afrique